Ce texte a été publié sous forme de brochure sur un site qui lui est consacré (wokeanarchists.wordpress.com) le 25 novembre 2018 par des compagnons du Royaume-Uni se présentant comme « anarchistes auto-déterminés résistant à la cooptation de notre mouvement par le libéralisme, l’université et le capitalisme ». Nous ne traduisons pas ce texte par communion politique fondamentale (par exemple l’égalitarisme politique et la fondation de sociétés futures ne sont pas des préoccupations pour nous), mais afin d’apporter de l’eau au moulin des débats actuels sur les questions identitaires au sein des milieux radicaux d’extrême gauche. En effet, il nous semble que cette question, qui est ici abordée sous l’angle de la manière dont les Identity politics vident l’anarchisme de son sens, concerne bien plus largement tous ceux qui s’intéressent aux perspectives révolutionnaires. Ce texte nous a aussi intéressé parce qu’il évoque courageusement, à partir d’expériences concrètes, les conséquences délétères pour l’élaboration théorique et pratique de la diffusion de ces « idéologies de l’identité », et la manière dont cette question fait l’objet d’une sorte de tabou discursif pendant que s’installent des pratiques d’exclusions brutales, d’accusations sans appel et de judiciarisation sans place pour la défense. Le processus décrit dans ce texte envahit depuis quelques années la plupart des aires subversives et on voit s’y développer, en même temps qu’une obsession affichée pour le « safe » vu comme un ensemble de principes abstraits, une indifférence à la réalité parfois terrible des relations telles qu’elles existent et circulent dans les milieux « déconstruits ». [Extrait de l’Avant-propos des traducteurs]
Against Anarcho-Liberalism and the curse of identity politics, 25 novembre 2018. Traduit, introduit et annoté de l’anglais de Woke Anarchists par le groupe de lecture des Fleurs Arctiques (bibliothèque révolutionnaire à Paris) et Ravage Editions, décembre 2018.
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Contre la circulation d’une idéologie indigente et des pratiques inacceptables qui vont avec
Ce texte a été publié sous forme de brochure sur un site qui lui est consacré (wokeanarchists.wordpress.com) le 25 novembre 2018 par des compagnons du Royaume-Uni se présentant comme « anarchistes auto-déterminés résistant à la cooptation de notre mouvement par le libéralisme, l’université et le capitalisme ». Nous ne traduisons pas ce texte par communion politique fondamentale (par exemple l’égalitarisme politique et la fondation de sociétés futures ne sont pas des préoccupations pour nous), mais afin d’apporter de l’eau au moulin des débats actuels sur les questions identitaires au sein des milieux radicaux d’extrême gauche. En effet, il nous semble que cette question, qui est ici abordée sous l’angle de la manière dont les Identity politics vident l’anarchisme de son sens, concerne bien plus largement tous ceux qui s’intéressent aux perspectives révolutionnaires. Ce texte nous a aussi intéressé parce qu’il évoque courageusement, à partir d’expériences concrètes, les conséquences délétères pour l’élaboration théorique et pratique de la diffusion de ces « idéologies de l’identité », et la manière dont cette question fait l’objet d’une sorte de tabou discursif pendant que s’installent des pratiques d’exclusions brutales, d’accusations sans appel et de judiciarisation sans place pour la défense. Le processus décrit dans ce texte envahit depuis quelques années la plupart des aires subversives et on voit s’y développer, en même temps qu’une obsession affichée pour le « safe » vu comme un ensemble de principes abstraits, une indifférence à la réalité parfois terrible des relations telles qu’elles existent et circulent dans les milieux « déconstruits ».
Le fait de lier ce phénomène à une conception « libérale » de l’anarchisme (c’est-à-dire qui confond la liberté à laquelle on aspire avec le libéralisme que ce monde propose et en reprend donc les manières de faire en pensant le subvertir) nous semble ouvrir une piste de réflexion plus que pertinente. Il nous est apparu important d’ailleurs dans ce contexte de garder le terme « libéral » dans la traduction, plutôt que de l’assimiler à un « progressisme » qui n’est pas ici en question, car il s’agit bien de soulever ce paradoxe.
Le terme Identity politics, que nous avons choisi la plupart du temps de ne pas traduire et de laisser tel quel, peut lui aussi revêtir plusieurs acceptions selon l’endroit et l’époque. Ici, Identity politics s’entend comme l’ensemble des théories et pratiques qui consistent à faire lutter les individus en fonction de leurs particularités supposées et des minorités et communautés (culturelles, religieuses, sexuelles, nationales, ethniques, etc.) auxquelles ils sont sensés appartenir, séparément des autres revendications minoritaires, car dans cette logique, les oppressions des autres n’ont aucun lien avec la mienne, et doivent donc être comprises séparément et sans aucun lien ou communauté d’intérêt entre elles, ne concernant que les premiers concernés. Il n’existe qu’un statut d’« allié » pour les autres, avec des prescriptions et une liturgie très précises [1]. Lutter avec ou pour les autres ou contre le sort qui leur est réservé peut alors être considéré comme « raciste », « colonial », « méprisant » ou « sexiste », selon certains porte-paroles auto-proclamés (souvent issus de la bourgeoisie et de ses universités comme l’affirme clairement ce texte) de ces minorités, qui pourtant ne se constituent jamais en tant que telles elles-mêmes. C’est ainsi, par exemple, que des petits groupes de quelques individus peuvent parler au nom des « jeunes des quartiers », des femmes, des LGBT, des « racisé-e-s », sous des applaudissements paternalistes et sans se voir remis en question dans ces rôles ouvertement représentatifs et autoritaires.
On assiste à la justification du retour de formes paternalistes de rapports entre les différents acteurs de ce qui ne peut même plus se considérer comme « la même lutte », parce que chacun lutte sur son terrain pour son identité. L’« allié » reste à distance, respecte, et de fait méprise ceux avec lesquels il théorise qu’aucune élaboration commune n’est possible. Cette limitation au rôle d’ « allié » interdit de fait toute autonomie aux uns comme aux autres, et nie toute l’histoire du refus de ces formes de séparation entre « premiers concernés » et « soutiens » qui a pu se construire jusqu’à la fin des années 90 (dans le mouvement des « sans-papiers » en France par exemple, la position de « soutien » ou d’« allié » était alors celle des franges les plus citoyennistes, humanitaires et réformistes. Des postures que refusaient ceux qui luttaient de manière offensive aux côtés des collectifs de sans-papiers ou ailleurs, pour œuvrer à l’autonomie de tous dans une lutte contre les frontières et pour la liberté qui concerne tout un chacun.
On retrouve donc aujourd’hui, en France, les Identity politics, depuis peu, dans toutes les aires des milieux dits radicaux, qu’ils soient anarchistes ou non. Comme c’est le cas d’après ce texte au Royaume-Uni aussi, leur remise en question est systématiquement associée par ces militants de l’identité à du racisme, du sexisme ou d’autres formes de réaction. En témoignent par exemple ces dernières années les attaques contre la bibliothèque anarchiste La Discordia à Paris [2] ou l’attaque du local Mille Bâbord et des personnes qui y étaient présentes à Marseille par des militants identitaires assumés (avec le slogan « notre race existe » [3]) ; ou encore le fait qu’une partie des débats et discussions publiques ne peuvent se tenir sur les sujets qu’ils s’étaient fixés au départ et sont systématiquement détournés par des politiciens de l’identité en discussions sur la composition de sexe, de genre ou de « race » de ses participants, en débats sur les débats, et les accusations d’« oppression » qui en découlent systématiquement. Avec un peu de bon sens, on peut décrire cela comme une technique et des tactiques de prise de pouvoir sur les énoncés et la gestion des espaces qui s’est répandue ces dernières années, empêchant toute perspective révolutionnaire un tant soit peu anarchiste, et donc a minima universaliste - c’est à dire ne concernant pas une minorité sexuelle, de « race », de genre, une intersection de ces dernières, ou même une identité politique (comme l’anarchisme ou le communisme), mais tous les révoltés, d’une façon ou d’une autre.
Les Identity politics sont arrivées en France avec tout un jargon pseudo-complexe [4] mais nécessaire à son implantation (« cis », « racisé-e-s », « backlash », « call-outing », « non-mixité », « trigger warning », « safe-space », « workshop », « groupes de parole », ou encore l’utilisation abusive des qualificatifs « structurel » et « systémique »), sur le modèle de la novlangue contre l’ancilangue [5] jugée sexiste, raciste et toujours intentionnalisée (plutôt que forgée par des milliers d’années d’usages vivants, complexes et contradictoires, et non unilatéralement, par décrets d’Etat ou idéologie).
S’il parait étonnant, dans ce texte, qu’un tel refus de ces idéologies s’accompagne malgré tout de l’utilisation de leur vocabulaire, c’est à notre avis le signe de l’implantation profonde des Identity politics dans les milieux radicaux (et plus gravement encore dans les sociétés anglo-américaines), puisque des courants de pensée issus du XIXe siècle comme l’anarchisme n’avaient jusque-là jamais eu besoin de ces nouveaux jargons et barbarismes post-modernes pour analyser le monde avec pertinence. C’est aussi le signe que la critique portée par ce texte est issue d’une expérience réelle de la lutte dans ce contexte, et qu’elle est portée depuis l’intérieur même de ces aires militantes.
C’est aussi ce qui fait la force de ce texte : on y lit l’effet d’une prise de conscience de la gravité des conséquences d’un processus que ceux qui l’ont écrit, parmi d’autres, ont vécu et subi.
Prenons par exemple le mot « TERF », utilisé ici dans cette brochure. Ce terme péjoratif (« Trans-Exclusionary Radical Feminist ») désigne généralement des féministes radicales considérées comme incrédules, sceptiques ou excluantes vis-à-vis des personnes, le plus souvent nées « hommes » et ne s’identifiant pas à cette assignation. Un terme qui s’est popularisé dans l’éclatement de nombreux conflits (parfois violents) autour de la question de la « non-mixité » féministe en Angleterre, mais surtout de qui doit en être exclu ou non, et pourquoi. Par exemple, est-ce qu’un individu avec tous les attributs de la « masculinité » (barbe, virilisme, etc.), mais se déclarant « femme » ou « non-binaire » doit-il être admis en réunion non-mixte de femmes féministes radicales ? La question s’étant posée, bien entendu, dans des situations concrètes, souvent ponctuées d’outrages ou de violences physiques et morales, d’un côté ou de l’autre, selon les cas.
C’est le genre de débats qui a le plus animé nos milieux ces dernières années, malgré les insurrections sociales qui ont secoué le monde et qui se trouvaient à des années lumières de ces questions particularistes, qui vues de là, paraissent bien peu de chose face au rêve d’un monde sans État, sans argent et sans plus jamais personne au-dessus ou à l’intérieur de nos têtes.
Décembre 2018,